Les 276 critiques de Philippe Belhache sur Bd Paradisio...

Omni-visibilis par Philippe Belhache
Curieuse similitude pour un auteur qui ne déteste rien tant que se répéter. « Omni Visibilis » (Dupuis), écrit par Lewis Trondheim pour Matthieu Bonhomme, n’est pas sans rappeler la structure du récent « Top ouf » (Dargaud), paru dans les « Formidables aventures sans Lapinot ». Les deux albums mettent en scène des personnages se trouvant subitement pourvus de capacités extraordinaires interagissant malgré eux avec le monde extérieur. Un monde dont ils deviennent le point focal à leur corps défendant. « Top ouf », album sympathique mais relativement anecdotique dans la carrière de Trondheim, voyait son personnage récurrent Richard – touché par la foudre – devenir irrésistible au moindre contact. « Omni Visibilis », pour sa part, place le lecteur dans la peau d’Hervé, un trentenaire plus moyen que la moyenne, dont la vie est révélée aux yeux du monde par… ses propres sens. Tout le monde peut l’entendre, le sentir, le ressentir. Un « don » qui lui rend rapidement la vie impossible…

Lewis Trondheim monte le curseur de plusieurs crans. Il pousse à son paroxysme cette dérive voyeuriste aujourd’hui banalisée par le succès de la téléréalité. Hervé ne peut avoir de secret pour personne. Seules ses pensées semblent devoir rester intimes... Trondheim va vite et frappe fort, dosant la satire, distillant le détail qui tue. Hervé n’est qu’un homme ordinaire un rien lourdingue, aux tendances maniaque, tocard ordinaire, un rien pathétique. Rapidement dépassé par la situation, il se voit contraint de fuir, face à l’empressement de tous ceux qui veulent, en s’adressant à lui, toucher le reste du monde, transmettre leur message en général dérisoire, obtenir coûte que coûte leur quart d’heure de célébrité, l’utilisant comme ils le feraient d’une caméra dans une vitrine. Hervé ne s’appartient tout simplement plus… L’impact de cet « Omni-Visiblis » tient aussi au travail de Matthieu Bonhomme. Ce qui n’aurait pu être qu’un énième Lapinot sans Lapinot prend une autre dimension sous la plume du créateur graphique de « Messire Guillaume », « Esteban » (Dupuis) ou du « Marquis d’Anaon » (Dargaud). Son trait classique, ici épuré et souligné d’un traitement en bichromie bleu pâle, ancre solidement le scénario de Trondheim, auteur plus naturellement porté vers la caricature, dans le champ du réalisme social. Ce duo inédit fait mouche. Le titre se fait tour à tour inquiétant et cynique, violent et réjouissant. Ou simplement drôle.
Nouveau duo pour « Spirou et Fantasio », nouveau style ? L’air est connu, déjà entendu lors de la reprise de la série historique par le duo Munuera-Morvan. Yoann et Fabien Vehlmann ne couperont pas, tout comme leurs prédécesseurs, aux comparaisons de tout poil, notamment à l’âge d’or du binôme Franquin-Greg. Sans doute échapperont-ils, par contre, à l’autodafé auquel les intégristes franco-belges ont voué les quatre derniers tomes, qui n’avaient pourtant pas que des défauts. Pourquoi ? Parce que le duo est bien connu des exégètes du groom de Rob Vel, pour avoir réalisé « Les géants pétrifiés », premier né très réussi de la série laboratoire voulue par les éditions Dupuis, qui permet à des auteurs de tous horizons de donner leur version des aventures de Spirou. Par ce que les auteurs, ensuite, ont adapté leurs styles respectifs pour approcher au plus près les codes de la série mère.

Vehlmann, scénariste éclectique (« Seuls », « Le marquis d’Anaon », « Green Manor », mais aussi « Jolies ténèbres » ou « Les cinq conteurs de Bagdad ») s’est offert une entrée en matière confortable en collant aux fondamentaux du mythe : le cadre bucolique (hem) de Champignac-en-Cambrousse, un Spirou de nouveau attifé en groom (pour les besoins de la cause), un nouveau délire de Zorglub et une course poursuite échevelée dans la tradition du genre... La seule véritable audace résidence dans le nom de Zorkons (sic) attribués à la version abâtardie des célèbres Zorghommes, qui peuplent la jungle qu’est devenu Champignac.

Yoann, de son côté, réussit l’exploit de faire coïncider ses exigences artistiques avec celles d’une série plus que septuagénaire. Ce graphiste au trait caractéristique (il faut lire « Toto l’ornithorynque » ou le surprenant et superbe « La voleuse du Père Fauteuil ») a arrondi le physique des personnages principaux, au regard du travail effectué sur les « Géants ». Il a cependant conservé les caractéristiques des autres personnages, à l’instar de Champignac, ou des belles et grandes blondes dont il semble être friand.

Faussement classique, « Alerte aux Zorkons » a donc tout pour séduire un large public, les néophytes comme les amateurs « avertis ». Il fleure bon la mise en bouche, nécessaire retour aux sources, fortement ancré dans l’imaginaire Spirou, respectueux sans être déférent, destiné à relancer la machine. Respectueux, il l’est. Au point que l’on pourrait croire oublié le fameux « Aux sources du Z », le tome précédent, au final aussi ahurissant que déconcertant. Il n’en est rien – une référence rapide à Miss Flanners le prouve – et c’est peut-être la seule fausse note de l’album. Les personnages principaux – Spirou, le compte de Champignac et Zorglub – sont tellement ancrés dans cette mythologie patiemment élaborée durant les années Franquin, qu’ils peinent à entrer en cohérence avec l'univers dont Jean-David Morvan avait secoué les branches à grand renfort de paradoxes temporels, remettant ostensiblement les compteurs narratifs à zéro. Cette réserve mise à part, Yoann et Vehlmann ont trouvé le ton juste et le rythme nécessaire. Une recette gagnante, qu'il auront à charge de faire évoluer. Leur secret ? « Ne pas lésiner sur le lapin-têtard. » Puisqu’on vous le dit…
Gretchen (Zombillénium) par Philippe Belhache
Pourquoi adorer Zombillénium ? Parce qu’il ne s’agit pas – contrairement à ce que laisse penser le titre – d’une énième histoire gore. Parce qu’il s’agit au contraire d’une comédie décalée, un poil cynique, au cœur d’une entreprise... un peu spéciale. Parce que l’auteur n’est autre qu’Arthur de Pins, l’homme des « Péchés mignons », qui signe là un titre différent, jubilatoire, tiré au cordeau… Zombillénium n’est autre qu’un parc à thème ouvert à tout public désirant se procurer des frissons, accueillant vampires, zombies, momies et squelettes divers, tous… authentiques. Le problème ? Ces créatures fantastiques ne font plus peur à personne, ringardisées par les slashers movies, ridiculisées par le gore moderne. L’entreprise est lanterne rouge du classement des sites, en termes de fréquentation. Comment revitaliser un parc d’attraction peuplé de créatures, certes toutes plus mortes les unes que les autres, mais pas plus motivées pour autant ? C’est alors que déboule Aurélien, simple particulier au bout du rouleau, renversé par la voiture du directeur du parc (un vampire), mort sur le coup, ressuscité d’une morsure dans le cou et embauché en CDI pour y tenir… le stand de barbe à papa. Le bonhomme, qui ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive, est pris sous son aile par Gretchen, ado blasée et sorcière stagiaire. Bien évidemment, la situation dérape... Arthur de Pins, qui souhaitait casser son image de « dessinateur coquin » réussit pleinement son coup, imposant avec bonheur les codes de la comédie d’entreprise au coeur d'un récit fantastique. Il met en avant le comportement pathétique, finalement très humain, de monstres ne déparant pas du tocard moyen. L'effet de surprise joue à plein, la mayonnaise prend. Un très bel essai. Il faudra néanmoins transformer.
Page noire par Philippe Belhache
Ce récit concocté par deux maîtres du genre, Frank Giroud et Denis Lapière, est l’une des (très) belles surprises de la fin août. Ecrit comme un thriller, « Page Noire » met en scène deux destins de femmes. Kerry, jeune journaliste américaine, traque un écrivain aussi talentueux que discret, pour obtenir le scoop qui lui permettra d’être (enfin) reconnue par la profession. Afia, une jeune française d’origine palestinienne, ex-toxicomane tout juste sortie de prison, entreprend un travail sur ses angoisses qui la mène inexorablement vers ses souvenirs d’enfance, vers les atrocités d’une guerre qu’une petite fille ne devrait jamais avoir à affronter. Le lien entre les deux ? L’écrivain Carson McNeal. La première s’est mise en tête d’écrire sa biographie ; la seconde est l’héroïne du dernier-né de ses romans. Mais qui est Carson McNeal ? Les deux récits se superposent, entrent en résonance, alors que se dévoilent un à un les différents protagonistes, leurs espoirs, leurs blessures, les comptes à régler avec leurs passés respectifs, approche sensible du rôle cathartique de l’écriture, de la relation entre la fiction et la réalité. Ils débouchent sur un superbe dénouement, twist à la fois retors et très ouvert, sombre et lumineux. Giroud et Lapière se sont partagé le travail, chacun faisant jouer sa petite musique dans le segment qui lui est dévolu, la fin étant réalisée à quatre mains. Ralph Meyer participe pleinement de l’aventure. Le dessinateur de « Berceuse assassine » et de « IAN », tout juste sorti de l’aventure « XIII Mystery », s’est pleinement emparé du récit, adaptant son style très carré pour développer deux styles graphiques différenciés. Chacun identifie une ligne de récit, soutenu par une codification stricte de la couleur (rouge et noir pour Afia, bleu et vert pour Kerry), élément narratif à part entière. Le feu et l’eau ? L’enfer et le paradis ? Chacun y prendra ce qu’il voudra. Ce très beau récit sur la rédemption s’impose, quoiqu’il en soit, comme l'un des albums les plus enthousiasmants de cette rentrée 2010.
Nadje et ‘Fane posent une nouvelle pierre de leur édifice « Gemma », série d’action et d’humour créée pour les éditions 12Bis. Nadège Lejosne tient bon le cap imposé par le concept de la série. Le pitch ? Mère au foyer apparemment pépère, Alice assume (mal) une identité secrète, celle de l’agent secret Gemma. La jeune femme a, de fait, de qui tenir. Son père, Gabriel, une légende des services secrets, lui a mis le pied à l’étrier, et la suit de près, quitte à en devenir lourdingue. Sa mère, dont la disparition continue à la hanter, ne semble pas avoir mené une existence exempte de secrets lourds à porter. La scénariste conserve le découpage de son premier album : une entrée en matière dans la vie privée d’Alice (une perturbation l’amenant à faire une démonstration de ses talents d’agent secret), une mission courte mais intense et retour au bercail avec plus de questions qu’auparavant sur son passé. La formule fonctionne grâce à un format généreux de 56 pages, à des missions raisonnablement réalistes – ici la protection rapprochée d’œuvres d’art dans un contexte politique explosif – et à un humour aussi bienvenu que décalé. Mais aussi, et ce n’est pas le moindre des atouts de la série, grâce au talent graphique de ‘Fane – alias Stéphane Deteindre (ou l'inverse) – qui donne à l’ensemble une vraie dynamique. Une série grand public qui a de la pêche, à qui l’on souhaite de toucher rapidement sa cible. En espérant que les auteurs ne mettent pas dix ans à dévoiler les ressorts d’une intrigue transversale condamnée, du moins sur ce canevas, à n’évoluer que par petites touches.
Libérale attitude par Philippe Belhache
La critique du libéralisme n’a jamais rencontré autant d’écho depuis la crise mondiale. En tirer un pamphlet qui tienne la route – du moins en bande dessinée – est cependant toujours aussi difficile. Pluttark y parvient, paradoxalement, en déraillant ferme. Là où la plupart des auteurs peinent à s’extraire des poncifs sur la mondialisation et à donner souffle et dynamique à la satire, le bonhomme atteint son but en poussant les limites du système jusqu’à l’absurde. Là où d’autres démontent l‘idéologie libérale en l’étudiant de l’intérieur – lire l’excellent « Dans mon open space » de James, dont le tome 3 est au programme de la rentrée chez Dargaud – Pluttark lui fait les honneurs des orgues de Staline. En bref, l'outrance paye. Jouant essentiellement sur le gag de situation en une seule case – planche ou strip – l’auteur tient le rythme dans la démesure, détournant à l’envi de multiples situations avec un cynisme consommé. Ses « 100 idées pour vaincre la crise » sont à elles seules une belle preuve que l’économie de marché peut, elle aussi, assurer le spectacle. Au moins par intermittence…
« Le Scorpion » fête ses dix ans d’existence avec un neuvième tome qui tient toutes ses promesses. Une lecture facile ? Peut-être. Mais pourquoi s’en priver quand la qualité est au rendez-vous. Inutile de gloser une nouvelle fois sur le talent de feuilletoniste de Stephen Desberg, ou l’art d’Enrico Marini. Contentons-nous d’applaudir au coup d’accélérateur bienvenu donné aux aventures d’Armando Catalano, alias le Scorpion (référence à la marque ornant son épaule droite) dans la quête de ses origines. Stephen Desberg confesse volontiers avoir anticipé les aventures de son héros de cape et d’épée jusqu’au tome 16 (lire l’interview de l’auteur in Casemate #28). Prenant en compte les réactions des lecteurs tout comme les désirs de son co-auteur, ce scénariste mord cependant à pleines dents dans l’intrigue principale, évitant de se disperser à nouveau. Ce « Masque de la vérité » accumule les révélations jusqu’à un dénouement annonçant lui-même un tome 10 décisif. « Le Scorpion » ne révolutionnera certes pas le monde de la bande dessinée. Mais on ne le lit pas pour cela. Ce titre ouvertement grand public reste un must du genre.

NB : les huit premiers tomes, qu’il n’est pas inutile de relire (doux euphémisme), ont été réédités avec de nouvelles couvertures.
Le cadavre et le sofa par Philippe Belhache
"Le cadavre et le sofa", de Tony Sandoval. Paquet, collection Discover.

Belle envolée pour cette nouvelle collection "Discover" de Pierre Paquet, qui consacre des auteurs au ton original, venus de tous les coins du globe. En misant sur Tony Sandoval, l'éditeur suisse joue sur du velours. Cet auteur mexicain livre avec "Le cadavre et le sofa" un très beau récit décalé, étrange et intense. L'histoire d'un jeune garçon qui rencontre une fille trop belle pour lui, d'un disparu, d'un cadavre posé en évidence, d'un sofa qui accueille plusieurs couples, d'amours contrariés, de drames intimes et de loups garous omniprésents mais finalement assez discrets. Un cocktail étonnant que Sandoval met lui-même en images dans un style semi-réaliste très maîtrisé, jouant sur une structure évolutive alternant scènes des scènes fortes souvent fantastiques en pleine page, incursions en bichromie dans le quotidien de ses personnages et moments d'émotions soulignées par une mise en couleurs intense. Une belle histoire, à la dimension fantastique soigneusement maîtrisée, bien contenue in fine dans le cadre des émotions humaines.
Juke-box (Makabi) par Philippe Belhache
"Juke-Box", Makabi 4, de Luc Brunschwig et Olivier Neuray. Repérages Dupuis.

Luc Brunschwig serait-il un rien sadique ? L'homme pratique l'art de placer ses personnages dans des situations tordues, de les pousser dans leurs retranchements, en limite de rupture. Et d'en exacerber les réactions, pour les amener finalement là où le lecteur les attend le moins. Cette nouvelle livraison de Makabi, série au héros pour le moins atypique, ne déroge pas à la règle.

Lloyd Singer, comptable du FBI spécialiste du combat à mains nues, est ressorti éprouvé de son implication dans le "Dossier Zéna". C'est donc un Makabi déjà perturbé que ce fin tacticien jette dans la fosse aux lions, à savoir l'académie du FBI à Quantico. Une formation destinée à faire de lui un homme "terrain" suivant les normes en vigueur, alors même qu'en parallèle, son ami La Bianca le convainc de tenter d'entrer en contact avec une jeune femme défigurée, seule victime survivante d'un serial killer surnommé "La chanson douce". Soumis à des pressions multiples, entouré de stagiaires parfaitement abrutis, aussi violents qu'homophobes, Makabi voit ressurgir ses vieux démons.

Le parti-pris du scénariste est lumineux. Luc Brunschwig aime ses personnages. Il les développe, les entoure, leur donne un passé, un présent, une âme et des raisons d'être. L'intrigue qui sous-tend l'album en devient à cet égard presque secondaire. En regard, ses choix narratifs, la construction même de l'album est complexifiée à l'extrême, au risque de faire décrocher les moins attentifs. Brunschwig multiplie les allers et retours dans le temps, creusant le sillon de l'histoire de Singer, disposant autour de son personnage les pièces d'un puzzle que le lecteur doit reconstituer lui-même.
Nathalie (Gus) par Philippe Belhache
"Nathalie", Gus 1, de Christophe Blain. Dargaud

Le cocktail Gus ? Prenez trois hommes, collègues de travail, obsédés à divers niveaux par le beau sexe. L'un est épris d'une femme qu'il ne peut avoir, l'autre doute de ses capacités, le troisième - un homme marié - trouve une nouvelle jeunesse dans une liaison avec une jeune femme plutôt libre... Classique ? Ce le serait sans la griffe de Christophe Blain. Lequel transpose cette comédie de moeurs pour trentenaires, traitée de manière tout à fait contemporaine, dans un far west fantasmé. Et fait de ses trois personnages, aussi "fleur bleue" dans leurs réactions que consommateurs de filles de bordels, d'impitoyables outlaws qui alignent braquages de banques et pillages de trains. L'auteur de l'excellent " Isaac le Pirate " (prix du meilleur album en 2002 à Angoulême) joue constamment sur le décalage, travaille les situations avec un sens du burlesque qui tient du slapstick, du cinéma de Keaton ou de Chaplin. Côté graphique, que du bonheur. Plusieurs années après "Hop Frog", Blain semble de délecter des retrouvailles avec le western. Pour "Gus", écrit entre 2004 et 2006, il a pris ses aises. Christophe Blain est un habitué du 48 CC, dont il sait jouer des contraintes pour donner corps et densité à "Isaac". Il s'offre ici le luxe d'une pagination élargie, d'une narration "au fil de la plume", alignant les saynètes aux contenus inégaux et aux paginations variées. Un Blain en liberté, en quelque sorte. Et un album offrant quelques longueurs mais aussi (et surtout) un vrai ton. On s'en voudrait de le bouder.
L'espace d'un soir par Philippe Belhache
"L'espace d'un soir", de Brigitte Luciani et Colonel Moutarde. Delcourt.

Un immeuble, quatre étages... Il peut s'en passer des choses en une seule soirée. C'est le principe de base de ce très bel album réalisé par deux femmes, Brigitte Luciani et Colonel Moutarde. Unité de temps, unité de lieu... Nous serions presque dans le théâtre classique si Brigitte Luciani ne faisait pas cohabiter nombre personnages et intrigues parallèles, qui se croisent et s'entrecroisent, pour aboutir à plusieurs finals dont une jolie surprise. Auteure de livres pour enfants, venue à la bande dessinée par le joli conte animalier "Monsieur Blaireau et Madame Renarde" (Dargaud), la jeune femme livre là une comédie de moeurs moderne et rythmée mettant en scène quelques personnages typés réunis dans l'immeuble à l'occasion d'une pendaison de crémaillère au deuxième étage. "L'espace d'un soir" se démarque de la production actuelle par la structure particulière de son découpage : les pages sont immuablement divisées en quatre registres, chacun d'entre eux représentant un étage de l'immeuble. Une belle idée qui offre au lecteur devenu voyeur plusieurs lignes de lecture parallèles, intelligemment gérées dans leur simultanéité. Autre atout et non des moindres, le graphisme de Colonel Moutarde. Cette illustratrice de talent s'est forgée une identité graphique forte au fil des ans et des contributions tant à l'édition jeunesse qu'à la presse féminine, originale même si on y sent encore l'influence de ses modèles revendiqués, Dupuy et Berbérian. Un excellent moment de lecture avec un fort goût de "revenez-y".
"Manhattan Kaputt", Spoon & White 7, par Léturgie, Isard et Léturgie. Vents d'Ouest.

Spoon & White ? Définitivement les deux flics les plus dangereusement crétins de la galaxie BD. Léturgie père et fils régalent les amateurs de polars américains depuis près de dix ans avec cette série décapante parue chez Dupuis et finalement (plus logiquement) chez Vents d'Ouest. Les amateurs essentiellement car son principal attrait réside dans un pillage en règle des longs métrages et séries télévisées américaines, ici "Alias" et "24" (avec au passage un clin d'oeil BD à l'excellent "Soda" de Gazzotti et Tome), accommodés à la sauce Léturgie. A ce titre, "Manhattan Kaputt" ne diffère guère des six autres titres de la série. Si l'on reconnaît volontiers aux auteurs, au delà de la parodie, la volonté d'amener à chaque tome un récit à part entière, les ressorts comiques restent les mêmes. Spoon le nain flingueur aux références culturelles limitées à l'univers de Walt Disney et à la filmographie de Clint Eastwood (période Dirty Harry) et White le grand crétin inepte aussi roublard qu'inefficace ont pour points communs d'être les deux seuls blancs de leur commissariat, de se mépriser mutuellement, d'être condamnés à sévir ensemble et de convoiter la même femme, la pulpeuse journaliste Courtney Balconi. Ils se mettent systématiquement dans les ennuis jusqu'aux yeux, sèment flingue(s) en main la dévastation sur leur passage et n'arrivent en général à en sortir indemnes que par pur coup de bol, option malentendu. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil. L'exercice peut lasser à la longue, mais pour les irréductibles ou ceux qui découvrent S&P, il reste succulent d'humour "trash". Nota bene : pour accompagner la réédition des premiers titres de la série, les éditions Vents d'Ouest offrent avec ce dernier opus le tome fondateur, "Requiem pour dingos" ; un geste qui ne se limite pas à l'aspect commercial, les deux récits étant liés. "Make my day".
Comme un lundi par Philippe Belhache
"Comme un lundi", par James. Six Pied sous Terre.

James aurait-il perdu la tête ? Ce dessinateur parmi les plus cotés de la blogosphère se lance de fait dans le monde de l'édition papier en se mettant en scène sans la fameuse Tête X, complice de ses "Mauvaises humeurs" au sein d'Ottoprod Inc. Qu'importe ? "Comme un lundi", premier album solo de James réunit bon nombre des éléments qui ont fait le succès du blog. Son sens de l'absurde, ses mises en scène déstructurées, son graphisme animalier expressif... On ne retrouve pas dans ce recueil le mordant dont l'auteur sait faire preuve, tant dans ses chroniques web que dans ses contributions à l'Eprouvette (l'Association), mais plutôt un humour décalé, une vibration, une poésie du quotidien. Ces saynètes inédites, qui parlent de faux-semblants et d'illusions déçues, d'amour et de solitude, de vieillesse et de mort, qui trahissent in fine la tendresse du bonhomme et une véritable sensibilité de l'écriture. Un album faussement désabusé, dont l'humour doux-amer nous sauve de bien des lundis.
Le sacrifice (Thorgal) par Philippe Belhache
"Le sacrifice", Thorgal 29, par Rosinski et Van Hamme. Le Lombard.

Un nouveau Thorgal ? Certes, mais pas n'importe lequel. Ce nouveau titre est le dernier réalisé par Jean Van Hamme. Ce scénariste surdoué a décidé de mettre un terme à sa participation après trente ans de complicité avec Grzegorz Rosinski, et de passer la main à Yves Sente. Une mise en semi-retraite – le mot existe-t-il seulement pour lui ? – pour le créateur de quelques-unes des séries les plus rentables du moment. "Je préfère m'arrêter avant le scénario de trop", explique-t-il dans le dossier de presse. La préoccupation est louable, d'autant que ce reproche lui a parfois été fait, spécialement pour "XIII". Van Hamme a tout de même réussi un tour de force, celui de faire de Thorgal une véritable saga et une référence du genre, en y intégrant mythologie nordique et space opéra, onirisme et pisto-lasers. Et de lui donner une belle cohérence là où d'autres ont tout simplement sombré dans le ridicule.

Van Hamme tire donc sa révérence. Et que sa sortie est belle ! Non que "Le sacrifice" se démarque à proprement parler des autres tomes de la série. Il est même exemplaire de fidélité à la mythologie du titre, bien plus que "Kriss de Valnor", album plus adulte, âpre et surprenant de brutalité. Mais il est admirable de maîtrise dans sa volonté de boucler le cycle en laissant le jeu pleinement ouvert pour son successeur. Il fait malgré tout porter l'avenir de la série sur les épaules du fils de Thorgal, Jolan, qu'il place aux côtés d'un mystérieux mentor à la dégaine de Victor von Doom, opportunément baptisé.. Manthor. Et Rosinski dans tout ça ? Toujours présent. L'artiste prend visiblement plaisir à retrouver l'univers "thorgalien", ses mondes parallèles et ses chausses-trappes, ses monstres (vilains) et ses femmes (superbes). Et à travailler sa copie en couleurs directes : Rosinski a intégré à sa série fétiche les expérimentations menées sur le magnifique "La vengeance du comte Skarbek" (Dargaud). Le résultat est à l'avenant. Cela valait l'attente.
Missy par Philippe Belhache
"Missy", de Rivière, Paluku et Svart. La Boîte à Bulle, collection Champ Libre.

Construire une bande dessinée autour d'un concept graphique, fut-il original, est toujours un peu casse-gueule. Mais quand le projet est de qualité, tout est possible. On ne peut donc que saluer des initiatives comme ce "Missy", pris en main par la Boîte à Bulles. L'histoire dira quelque chose aux familiers de BD Paradisio. Le personnage aux belles rondeurs créé par Hallain Paluku y a fait son apparition, il y a un an, suscitant les appétits des bédévores. Le voici dans les bacs et le résultat ne déçoit pas. La trame posée par Benoît Rivière est sommes toutes classique, mais intelligemment exploitée. En plaçant dès les premières pages le lecteur dans l'intimité de cette strip-teaseuse replète, il impose d'emblée le personnage et le poids de sa solitude, avec en contrepoint celle de son admirateur frustré. Et surtout, il pose au long des pages de larges plages de silence qui permettent à son compère Paluku de laisser libre cours à son talent graphique. Car c'est là la véritable force de Missy. Le jeune dessinateur d'origine congolaise a fait le choix de silhouettes sans visages, travaillant le corps et les attitudes pour faire passer son message, les états d'âme de ses personnages. Son trait sensuel fait merveille, magnifiant les formes de Missy, imposant son mal-être. Sans doute ces choix ont-ils amené les auteurs à jouer du pathos un peu plus que de nécessaire, mais cela reste dans les limites acceptables. Au final, "Missy" est un bel objet. Reste à ces jeunes talents révélés à transformer l'essai. 
"La Corde au cou" de Achdé et Gerra. Les nouvelles aventures de Lucky Luke 2, d'après Morris. Lucky Comics.

"La Belle Province", premier opus signé Laurent Gerra, était déjà en soi une bonne surprise malgré quelques tics d'écriture qui lui sont propres. Forts de cet essai transformé – et des 700.000 exemplaires écoulés – l'humoriste et le dessinateur Achdé ont fait le point sur leurs envies communes. Et elles étaient nombreuses : du western, des indiens, de l'action.. et surtout le retour des Daltons, véritables superstars de l'univers de Morris. Bien leur en a pris, "La corde au cou" leur permet de franchir un nouveau palier. Plaçant le quatuor sous les projecteurs, au détriment d'un Lucky Luke devenu simple observateur, Laurent Gerra s'amuse visiblement. Mais surtout, il épure sa trame, la débarrassant de ses éléments parasites. Sur une idée simple – un texte de loi permettant aux Daltons d'échapper à la corde en se mariant – il élabore un scénario aux bases solidement ancrées dans l'imaginaire de Morris. Sur le plan graphique, Achdé relève une fois de plus (et avec talent) le défi, se coulant dans le graphisme du créateur de la série tout en lui apposant sa patte et un nouveau dynamisme. Les puristes pourront certes conserver la période Goscinny comme base de référence. Mais le duo relance efficacement le mythe. Une reprise réussie.
"La malédiction du parapluie", Les petits riens 1, de Lewis Trondheim. Delcourt, collection Shampooing.

Lewis Trondheim quitte l'Association, rapporte l'Express ? El Présidente n'en a pas pour autant renoncé à exploiter la veine autobiographique. Ses nouvelles planches sont accueillies par la collection Shampooing, qu'il anime lui-même pour le compte des éditions Delcourt. Le résultat ? "Les Petits riens", recueil d'anecdotes développées pour son site internet. "Pour apprendre à maîtriser l'aquarelle", explique l'auteur lui-même dans une interview accordée à nos confrères de Canal BD. On y retrouve le Trondheim introverti, parfois misanthrope, un poil hypochondriaque de ses Carnets de Bord, avec cette fois une mise en scène formatée à un récit par planche. Il pioche dans son existence anecdotes et réflexions livrées avec cet humour décalé, ce solide sens de l'autodérision, mais aussi de la provocation calculée, qui restent la marque de fabrique du bonhomme. L'air de rien, par petites touches, Trondheim installe son univers. Et suscite une forme d'empathie chez le lecteur – surtout chez les quadragénaires pères de famille, nous ne citerons personne – pouvant dériver à l'occasion sur une forme de complicité. Ces "petits riens" s'additionnent pour constituer un "grand tout" attachant et drôle. Dire que Lewis Trondheim parlait d'arrêter le dessin. Il n'a pas tenu parole. Tant mieux.
"L'invulnérable", Captain Biceps 3, de Tébo et Zep. Glénat, collection Tchô !

Comment qualifier ce troisième opus de Captain Biceps ? Comme les deux premiers. Déconnant, iconoclaste, jubilatoire. Les deux complices du magazine Tchô ! passent à la moulinette – et au pilon du poing de Captain Biceps – tous les supers-héros de la galaxie BD. Zep et Tébo ne s'interdisent rien (ou si peu) et démontrent qu'après trois albums, le concept tient encore la route. Quitte à sortir des sentiers battus, et d'aller se coltiner Ken (si, si, celui de Barbie), Monsieur Propre (hilarant) ou même la Momie (en hiéroglyphes dans le texte). Et à pousser l'autodérision jusqu'à le laisser affronter Titeuf et.. son éditeur Jacques Glénat. La formule fonctionne superbement par elle-même, mais trouve bien évidemment son sel auprès de ceux qui ont tété ados aux pis de DC Comics ou de la Marvel. Un vrai régal, summum euphorisant d'humour crétin et de délire régressif, qui vaut à lui seul tous les antidépresseurs.
Lady Crown (Ellis) par Philippe Belhache
"Lady Crown", Ellis 1, de Sébastien Latour et Griffo. Le Lombard, collection Portail.

Deuxième série pour Sébastien Latour, scénariste dont le "Wisher" a été jugé suffisamment solide pour ouvrir la collection "Portail" du Lombard. Et deuxième succès pour ce jeune enseignant installé dans la région lilloise converti au culte de la science-fiction en général et à l'oeuvre de Neil Gaiman en particulier. L'homme explore une nouvelle veine de l'Urban Fantasy, s'attaquant de manière très concrète à l'onirisme. Le pitch ? Le jeune policier Deep O'Neil entend marcher sur les traces de son père disparu au sein de l'agence Ellis, implantée sur les lieux même de la mythique porte d'entrée pour le Nouveau Monde. Cette officine dirigée par Lady Crown, incarnation de la Liberté, a pour vocation de contrôler les incarnations physiques des rêves. Mais rien ni personne, dans l'histoire, n'est tout à fait ce qu'il paraît être... Latour, une nouvelle fois, fait preuve d'une belle maîtrise du récit, posant rapidement les bases d'un univers au potentiel énorme. Il avance au pas de charge, posant révélation sur révélation dans un cadre très cohérent. Du très beau travail. Tout juste si l'on lui reprochera quelques redites dans la structure narrative, ficelles communes entre "Ellis" et son aîné de quelques semaines, "Wisher". Mais pourquoi se plaindre quand la mariée est belle ? Et qu'à son bras, on retrouve le "vétéran" Griffo, à peine sorti de l'aventure "Vlad" avec Yves Swolfs. L'homme, qui développe là une nouvelle facette de son talent, s'amuse visiblement à expérimenter un mix de couleurs directes et de traitement informatique pour donner corps aux cauchemars de tout poil. Une série qui comblera les amateurs de séries SF à différents niveaux de lecture.
Un homme est mort par Philippe Belhache
"Un homme est mort", de Kris et Davodeau. Futuropolis.

Un mouvement social, une victime innocente, un cinéaste engagé, un film disparu... L'écrivain Didier Daeninckx en aurait fait un polar, revisitant la mémoire sociale pour interroger les consciences, mettre en lumière les pans d'ombre de l'Histoire, la réécrire du point de vue de ceux qui ne sont jamais apparus dans les manuels. "Un homme est mort" procède de la même démarche, même si Kris et Davodeau ont écarté l'hypothèse de la fiction pour se fixer sur le réel, une véritable aventure humaine. Celle de René Vautier, cinéaste engagé mandaté par la CGT pour tourner un documentaire dans la tourmente des mouvements ouvriers de 1950, avec pour toile de fond le chantier de reconstruction de Brest, cité mise à genoux par la Seconde Guerre mondiale. Ce récit développé par le scénariste breton Kris, au demeurant diplômé d'histoire, ne pouvait que séduire Etienne Davodeau, auteur plusieurs fois primé l'an passé pour "Les mauvaises gens" (Delcourt).

Les deux hommes se sont attaché à une reconstitution aussi minutieuse que sensible du parcours de Vautier dans le chantier, prenant pour point de départ la mort d'Edouard Mazé, fauché par une balle en pleine manifestation ouvrière. Ils suivent pas à pas le futur réalisateur de "Avoir 20 ans dans les Aurès" (Grand prix de la critique internationale à Cannes en 1972), ancien étudiant de l'IDHEC alors âgé de 23 ans et déjà recherché pour avoir filmé la répression de la grève des mineurs dans l'immédiat après-guerre. La découverte d'une ville en perte d'identité, le tournage du film dans des conditions précaires, le montage effectué avec des bouts de ficelles, la projection renouvelée soir après soir comme un nouvel exploit... Et en toile de fond, omniprésent, le poème de Paul Eluard "Au rendez-vous allemand", rédigé à l'origine en hommage au résistant Gabriel Péri, adapté sur mesure à la mémoire d'Edouard Mazé. Remontant ainsi le temps, Kris et Davodeau sacrifient à un devoir de mémoire militant. Le film lui-même, dont l'unique copie réalisée avec des bouts de ficelle - "le système Vautier - Afrique 50" - n'a pas résisté aux multiples représentations nocturnes sur les chantiers de Brest.

En tête de l'ouvrage, Kris a fait figurer une citation extraite de l'ouvrage d'Howard Zinn, "Une histoire populaire des Etats-Uni" (Ed. Agone). Un choix qui n'a rien d'anodin. Ce professeur émérite de l'université de Boston bientôt octogénaire, militant de la première heure pour l'égalité raciale aux Etats-Unis, profondément impliqué dans la lutte contre la guerre au Vietnam comme en Irak, a fondé sa démarche sur la ré-écriture de l'histoire des Etats Unis du point de vue de ses populations et non plus de ses élites. Kris et Davodeau ne font rien d'autre, épousant ainsi le point de vue de René Vautier, déniant au pouvoir alors en place le pouvoir d'imposer un seul point de vue, de contrôler le droit à l'image.

Le graphisme rond d'Etienne Davodeau, fait merveille dans l'évocation de cette période troublée, véhiculant la violence et l'énergie, la détermination comme l'abattement. L'homme fait la part de l'historique et de l'interprétation, privilégiant l'émotion sans s'embourber dans le piège d'une reconstitution visuelle trop pointue. Il s'ouvre ainsi au témoignage, traduisant la mobilisation, mais aussi le désarroi d'ouvriers réunis face à une machine gigantesque et sans états d'âme, à des policiers qui ont tiré sur ordre à balles réelles. Il franchit ainsi, avec un regard engagé mais lucide, une nouvelle étape dans ce domaine encore en friche qu'est le documentaire en bande dessinée, sillon inégalement creusé depuis Art Spiegelman, avec des regards aussi différents et complémentaires que ceux de Joe Sacco ou Philippe Squarzoni.
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